La décision gouvernementale de différer le vote des Burkinabè de l’extérieur ne réjouit pas les principaux concernés. Le réalisme ne l’emporte manifestement pas sur les sentiments. Les incidents survenus, le lundi 9 mars 2015 à Abidjan, avec la mission d’information et de sensibilisation sur le report du vote en sont une preuve. Constat avec quelques Burkinabè vivant hors de nos frontières contactés par mail ou par téléphone.
Le vote des burkinabè de l’extérieur, censé entrer en vigueur depuis le 1er janvier dernier, ne sera pas effectif aux élections de 2015 et 2016. C’est ce qu’a décidé le gouvernement de la Transition, après examen de la faisabilité de l’opération, en accord avec les différents acteurs. La date de 2020 a été annoncée, dans la même veine, pour l’exercice de ce droit reconnu aux Burkinabè de la diaspora. Des raisons techniques et financières ont motivé ce report. En première ligne, la Commission électorale nationale indépendante (CENI) sait mieux que quiconque pourquoi l’opérationnalisation de ce vote est difficile cette année. Le président de l’institution, Me Barthélémy Kéré, explique qu’elle a entrepris depuis novembre 2013, sur instruction du gouvernement, des démarches pour opérationnaliser le vote des Burkinabè de la diaspora. Selon lui, la CENI s’est rendue dans tous les ambassades et consulats généraux du Burkina sauf en Lybie pour des raisons de sécurité. Ainsi, des difficultés ont été notées sur l’évaluation exacte du nombre des Burkinabè vivant dans chacune de ces parties du monde. Les chiffres en général, sont contradictoires avec la réalité du terrain. La forte concentration de Burkinabè dans certaines zones, éloignées des bureaux de vote (les 32 ambassades et 8 consulats), rapporte le président de la CENI, avait été également notée. Toute chose qui allait rendre l’opération compliquée. A la suite de ces observations, des échanges ont eu lieu avec le gouvernement de l’époque et qui ont abouti à la nécessité de faire des propositions, pour relire le Code électoral en conséquence. « Nous avons fait des propositions, et le projet du Code électoral devait être envoyé à l’Assemblée nationale pour être examiné. Dans tous les cas, il avait été prévu une session extraordinaire pour pouvoir examiner ce document. Il y a eu l’insurrection entre temps (…) », a détaillé le président de la CENI. Le travail de relecture du Code électoral a repris, sous l’impulsion du gouvernement de Transition, mais le vote des Burkinabè de l’étranger va devoir encore attendre. Et la décision de différer ce vote passe mal aux yeux de la diaspora.
Pour Alex Ouédraogo, un Burkinabé vivant en Italie, ne pas permettre à la diaspora de participer au vote est un acte d’injustice. « Nous avons les mêmes droits que ceux qui sont au pays. Pourquoi vouloir reporter notre vote ? », se demande-t-il. Boureima Bilgo lui, réside à Paris et vient juste d’avoir 21 ans. Le vote, pour lui, est un acte qui le rapproche de la mère patrie. « Voter pour moi donne le sentiment d’être Burkinabé et d’avoir participé un tant soit peu à l’avancée démocratique de mon pays », a-t-il laissé entendre. Et d’ajouter qu’après l’insurrection populaire de fin d’octobre 2014, il nourrissait beaucoup d’espoir pour ce vote. Charles Zaba, un entrepreneur résidant aux Etats-Unis, pense plutôt qu’il faut voir l’apport économique des Burkinabé de l’étranger au pays, avant de les écarter du choix du président du Faso. « La contribution de la diaspora burkinabè à l’économie du pays est estimée à plus 1/2 milliard de dollars soit plus de 250 milliards de F CFA. A ce titre, je pense que des dispositions pouvaient être prises pour s’assurer de leur participation à la gestion de l’Etat. », explique-t-il, Du côté de la Côte d’Ivoire où il y a environ 3 millions de Burkinabè, le même son de cloche. Le report des votes divise les compatriotes. Des marches-meetings et sit-in sont organisés çà et là contre ce report. D’une part, il y a ceux-là qui, malgré la tristesse, comprennent bien la situation. Le président du Comité de solidarité internationale pour le Burkina, (COSIB), Moumouni Pograwa est de ceux-là. « J’ai été le coordonnateur de toute l’opposition politique en Côte d’Ivoire. Je fais partie de ceux qui ont lutté pour que le droit de vote des Burkinabè de l’étranger soit effectif. Mais je suis maintenant de ceux qui pensent qu’il faut suspendre ce droit, le différer afin de permettre aux autorités de prendre toutes les mesures et toutes les dispositions pour que les élections en 2020 soit effectives», a-t-il commenté.
Et d’autre part, il y a ceux-là comme le journaliste et écrivain Alexandre Lebel Ilboudo, qui sont animés par un sentiment de frustration. « A vrai dire, ce report ne m’a pas surpris parce que les politiques et les autorités de la Transition laissaient déjà percevoir en filigrane ce report. En revanche, je suis animé par un sentiment de frustration. Je suis d’autant plus frustré que ce droit de vote acquis en 2009 était défendu par l’opposition et la société civile burkinabé qui aujourd’hui malheureusement acceptent son report», regrette-t-il. Ce vote, pour lui, représente beaucoup ; du moment où c’est un droit civique que la Constitution burkinabè garantit. «La diaspora ne saurait toujours être appelée à contribuer au développement du Burkina Faso alors qu’on lui refuse sa participation politique. Déjà que nous nous sentons beaucoup abandonnés par l’administration burkinabé. On ne peut pas être étrangers dans nos pays d’accueil et l’être également dans notre propre pays. Si je dois me résumer, c’est notre existence même en tant que citoyen qui est ici en jeu », s’offusque M. Ilboudo.
Pour lui, les motifs évoqués tiennent plus d’un alibi politique que de droit. Il se demande donc, pourquoi l’avoir inscrit dans la législation si l’on savait pertinemment qu’on ne le ferait pas. «Le rôle de la Transition c’est justement d’organiser les élections pour un retour à la vie constitutionnelle normale et cela ne saurait se faire en excluant une bonne frange des Burkinabè», fait remarquer le journaliste.
Le Burkina Faso est en train de redessiner une page de son histoire, après l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014. Il est donc important que tous les Burkinabè sans distinction aucune puissent se prononcer aux échéances électorales prochaines telles que garanties par la Constitution, mais il ne faudrait pas non plus demander l’impossible à la Transition.
J. Benjamine KABORE
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Dr Abdoul Karim Saidou, politologue
« La loi n’a jamais dit d’organiser les élections dans le désordre… »
Juriste et politologue, Dr Abdoul Karim Saidou, membre du Centre pour la gouvernance démocratique (CGD) apprécie la décision des autorités de la Transition de reporter le vote des Burkinabè de l’étranger à 2020.
Sidwaya (S.) : Etant politologue et acteur de la société civil, quelle est votre appréciation du report des votes des Burkinabè de l’étranger ?
Abdoul Karim Saidou (A.K.S.) : Je voudrais d’abord rappeler une chose. Les Burkinabè de l’extérieur ont les mêmes droits que les autres Burkinabè, et à ce titre, c’est un devoir de l’Etat de s’assurer qu’ils exercent leurs droits politiques comme tout le monde. Cela dit, il ne faudrait pas aussi qu’en essayant de mettre en application ces droits, l’Etat prenne le risque de créer des différends électoraux qui seront préjudiciables à la paix sociale et à la stabilité politique. La CENI dit clairement qu’elle n’est pas en mesure de conduire le vote des Burkinabè parce qu’à cause de l’insurrection, elle n’a pas eu le temps de faire le travail technique nécessaire pour s’assurer que ce vote se fasse dans la transparence et l’équité. A partir du moment où l’organisme en charge de l’organisation des élections vous dit qu’il n’est pas en mesure de conduire le processus selon les normes requises, que faut-il faire ? Prendre le risque de créer le chaos, ou surseoir comme le gouvernement l’a décidé ? Je pense que l’option du gouvernement est pertinente.
S. : Certains disent que le vote des Burkinabè de l’étranger est prévu par la loi et que reporter ce vote c’est leur priver de leur droit. Faut-il une relecture de la loi ?
A.K.S. : Je suis d’accord que c’est une disposition légale, mais la loi aussi a prévu que les élections doivent être transparentes et équitables ! La loi n’a jamais dit d’organiser les élections dans le désordre et l’anarchie. Ce n’est pas seulement une question juridique, mais c’est aussi une question pratique et de faisabilité. Par ailleurs, est-ce qu’un Etat peut mettre les citoyens résidant à l’extérieur et ceux résidant à l’intérieur dans les mêmes conditions en matière de jouissance des droits constitutionnels ? Combien de droits sont reconnus aux Burkinabè de l’extérieur et qui ne sont pas respectés ? Par exemple, est-ce que le Burkina peut garantir aux Burkinabè résidant à l’extérieur le droit à la vie ou à la santé ? Ce que je veux dire, c’est que selon que les citoyens résident dans le pays ou pas, la capacité de l’Etat à leur faire jouir de leurs droits ne peut être la même. L’organisation des élections à l’extérieur pose des défis énormes qui ne sont pas à comparer avec ceux auxquels on peut faire face à l’intérieur. C’est étonnant de voir que c’est l’ancien parti au pouvoir qui réclame ce vote, alors qu’il n’a pas pris les dispositions nécessaires quand il était aux affaires pour rendre ce vote possible.
S. : Selon vous qu’est-ce qui doit être pris en compte pour que le vote des Burkinabè de l’étranger soit effectif en 2020 ?
A.K.S. : Je pense que la CENI a déjà décliné les actions à entreprendre. Il s’agit par exemple de procéder à un recensement fiable des Burkinabè dans tous les pays concernés et de mettre en place un fichier crédible. Il convient aussi de relire la loi pour revoir les lieux où doivent se tenir les votes ainsi que les pays. Vous avez des pays où résident de nombreux Burkinabè dans lesquels il n’y a pas de consulat général ou d’ambassade, et d’autres où ces représentations diplomatiques existent mais où le nombre de Burkinabè est très insignifiant. C’est le cas du Japon par exemple. Au Niger, la majorité des Burkinabè dans ce pays ne résident pas à Niamey où est situé le consulat général. Pensez-vous que quelqu’un qui vit à 600 km à Zinder ou 1000 km à Agadez va parcourir cette distance pour venir à Niamey voter ? Voici des problèmes concrets qui se posent. Je pense aussi qu’il faut envisager dans quelle mesure l’Etat peut appuyer les partis politiques pour qu’ils puissent battre campagne à l’extérieur et diffuser leurs programmes. Une dernière suggestion, ne serait-il pas plus prudent à ce stade de procéder pas à pas, c’est-à-dire de commencer en 2020 dans les pays à forte concentration, comme la Côte d’ivoire, le Ghana, la France, etc; avant d’étendre aux autres pays ?
S. : Un mot à l’endroit de ces Burkinabè qui se sentent marginalisés?
A.K.S. : Je voudrais leur dire qu’ils sont dans leur droit d’exiger l’opérationnalisation du vote des Burkinabè de l’extérieur, mais je sais qu’ils sont soucieux de la préservation de la paix sociale et de la stabilité politique au Burkina. A ce titre, ils sauront comprendre la pertinence du report décidé par le gouvernement. Le vote n’est pas le seul mécanisme de participation politique. Il y a d’autres mécanismes tels que la participation aux débats, l’interpellation des dirigeants, etc; par lesquels ils peuvent, en attendant de voter, influencer les politiques publiques au Burkina Faso.
J. B.K. |